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Avis d’experts
Interview avec Abdou SENE, Professeur titulaire de Mathématiques appliquées, Responsable du Pôle d’Innovation et d’Expertise pour le Développement (PIED)

« Pour ce qui est de l’épidémiologie, […], la communauté des bio-mathématiciens s’est formée et agrandie, et a développé diverses techniques très sophistiquées permettant de comprendre des systèmes épidémiologiques particulièrement complexes, comme celui du COVID-19. »

 La pandémie du coronavirus a suscité un élan de patriotisme et incité presque toutes les couches de la société à contribuer à la sensibilisation, ainsi qu’à son éradication. Parmi les acteurs volontaires, on note le milieu universitaire. Pr Abdou SENE, enseignant-chercheur Responsable du Pôle d’Innovation et d’Expertise pour le Développement (PIED) à l’UVS, spécialisé en Mathématiques appliquées, revient avec nous sur le rôle de cette science dans la lutte contre la pandémie, les différents canaux de transmission du Covid-19 et sur l’initiative dénommée ”100 mille étudiants contre le COVID-19” dont il est membre du comité de pilotage.

Abdou SENE,
Professeur titulaire de Mathématiques appliquées,
Responsable du Pôle d’Innovation et
d’Expertise pour le Développement (PIED)

Bonjour Professeur. Vous êtes spécialisé en Mathématiques. Quel rôle peuvent jouer les mathématiques dans la gestion d’une crise sanitaire telle que celle que nous vivons actuellement, notamment dans le contexte africain ?

« Il y a des quartiers dans la banlieue de Dakar où les populations disposent d’à peine 3 mètres carrés par habitant selon une étude faite par une des équipes de l’Observatoire STI contre le Covid-19 »

Il faut d’abord savoir que la modélisation mathématique consiste à traduire un phénomène physique, chimique, mécanique, biologique, épidémiologique, démographique, économique ou même sociologique en termes d’équations mathématiques. Une fois que les équations qui gouvernent un phénomène sont établies, on peut facilement simuler son évolution. D’où le concept de simulation numérique, qui permet de prédire des événements futurs.  Pour ce qui est de l’épidémiologie, depuis les travaux de Sir Ronald ROSS (prix Nobel de médecine en 1902), sur le paludisme en 1911, la communauté des bio-mathématiciens s’est formée et agrandie, et a développé diverses techniques très sophistiquées permettant de comprendre des systèmes épidémiologiques particulièrement complexes, comme celui du COVID-19.

La particularité de l’Afrique dans la crise sanitaire que traverse le monde en ce moment est la jeunesse de sa population. Près de la moitié de la population de l’Afrique au sud du Sahara a moins de 20 ans, or vous avez dû constater comme moi que le COVID-19 s’attaque très peu à cette frange de la population. D’après le peu qu’on sait de la maladie, les enfants et les adolescents peuvent l’attraper tout en restant asymptomatiques. Cependant, ceci n’est pas une raison pour baisser la garde devant la pandémie. Nous devons la protection à nos personnes âgées, nous ne devons donc pas laisser le Covid-19 proliférer en Afrique.

Je profite de l’occasion pour parler d’une autre spécificité que Dakar partage avec beaucoup d’autres grandes villes africaines. Il y a des quartiers dans la banlieue de Dakar où les populations disposent d’à peine 3 mètres carrés par habitant, selon une étude faite par une des équipes de l’Observatoire STI contre le Covid-19. Il convient donc, dans le cadre de la campagne de sensibilisation, de mettre l’accent sur les mesures barrières autres que le confinement général. Cette modalité de lutte, de plus en plus évoquée par les autorités, peut avoir un effet pervers du fait de la promiscuité qu’elle va engendrer.

Disposons-nous de tous les éléments pour entrevoir la période de pic au Sénégal ?

« Les données publiques sont en principe fiables mais insuffisantes pour une compréhension profonde de l’évolution du COVID-19 dans notre pays. »

Les modèles mathématiques génèrent des informations qualitatives et quantitatives dont la fiabilité est tributaire de celle des données, ainsi que de leur abondance. Pour le moment, au Sénégal, il est regrettable de constater que les chercheurs ne disposent pas de plus de données que le public. Les données publiques sont en principe fiables mais insuffisantes pour une compréhension profonde de l’évolution du COVID-19 dans notre pays.  Il serait donc risqué d’annoncer l’arrivée d’un pic dans un tel contexte, bien que les simulations des différentes équipes de modélisateurs permettent de dater les pics selon différents scénarii imaginés. Néanmoins, du point de vue qualitatif, les mathématiques permettent de mettre en évidence les effets sur la propagation de la maladie de la fermeture des frontières inter-régionales, de la distanciation sociale, et des différentes mesures barrières sanitaires.

Quel rôle le super-calculateur peut-il jouer dans les simulations de propagation ou de réduction de la pandémie ?

« Un super-calculateur comme celui dont dispose notre pays en ce moment permet même de considérer de petites entités territoriales et de simuler à l’échelle mondiale. »

Les ordinateurs jouent un rôle particulièrement important en mathématiques appliquées, si l’on tient compte de la complexité des problèmes que l’on peut être amené à aborder.  Philosophiquement parlant, on peut dire que l’ordinateur représente une intelligence artificielle destinée à compléter celle de l’être humain. En effet, l’Homme a la capacité de réfléchir sur un problème et y apporter théoriquement une solution que son cerveau est incapable de résoudre en un temps raisonnable.

Prenons le cas, par exemple, du modèle de transmission du COVID-19 développé en ce moment à l’UVS. Si nous décidons d’étudier l’épidémie en tenant compte des flux migratoires entre les quatorze régions du Sénégal et des classes d’âge, cela nous amène à un système de 252 équations différentielles. Même en appliquant la très performante méthode de Runge-Kutta qui est très populaire chez les numériciens, on se retrouve avec plus de 10.000 opérations élémentaires, du genre « 1+1=2 » ou « 2×1=2 », à effectuer pour calculer l’évolution de l’épidémie sur une toute petite durée. Un jour par exemple. On voit dans ce cas simple que pour réaliser une simulation sur ne serait-ce que trois mois, on se retrouve avec environ 1 million d’opérations à effectuer.

Le super-calculateur pouvant être considéré comme un ordinateur hyper puissant, permet d’être encore plus précis, en appliquant par exemple notre modèle à des entités territoriales plus réduites : les 45 départements, ou les 14.958 villages du Sénégal. Un super-calculateur comme celui dont dispose notre pays en ce moment permet même de considérer de petites entités territoriales et de simuler à l’échelle mondiale. En effet, le Sénégal dispose d’un super-calculateur de 537 teraflops ; cela équivaut à un ordinateur capable d’effectuer 537 mille milliards d’opérations élémentaires à la seconde.

Jusqu’ici, la campagne de sensibilisation du gouvernement n’a pas insisté sur la voie de transmission par les objets. Les objets peuvent-ils véhiculer le coronavirus ? Lesquels sont les plus exposés ?

“En fait, la campagne de sensibilisation du gouvernement tient compte des objets infectés mais de manière indirecte …”;  « Selon les résultats d’une étude, en moyenne, l’Homme se touche le visage 23 fois par heure. Ce qui explique la campagne médiatique appelant les populations à se laver fréquemment les mains ».

En fait, la campagne de sensibilisation du gouvernement tient compte des objets infectés mais de manière indirecte, parce que lorsque les autorités sanitaires insistent sur le lavage des mains, c’est en partie lié aux différents objets infectés que nous sommes susceptibles de toucher. Il s’agit surtout des objets d’usage public ou familial comme les poignées de porte, les caddies dans les supermarchés, les rampes d’escaliers, les boutons d’ascenseur, etc.  La contamination par les objets est certes moins probable que celle par les humains mais elle n’est pas à négliger. Une étude intitulée Aerosol and Surface Stability of SARS-CoV-2 as Compared with SARS-CoV-1 publiée en avril 2020 dans la revue The New England Journal of Medecine révèle que le virus du Covid-19 peut rester infectieux de plusieurs heures à plusieurs jours sur différentes surfaces : jusqu’à 72 heures sur du plastique, 48 heures sur de l’acier inoxydable, 24 heures sur du carton et 4 heures sur du cuivre.

Par ailleurs, c’est un phénomène naturel chez l’Homme qui vient boucler la chaîne de transmission. En effet, l’être humain se touche le visage jusqu’à 2 fois par minute, dans les cas extrêmes, et selon les résultats de l’étude Face touching: A frequent habit that has implications for hand hygiene parue en 2015 dans American Journal of Infection Control, en moyenne, l’Homme se touche le visage 23 fois par heure. Ce qui explique la campagne médiatique appelant les populations à se laver fréquemment les mains.

Il semble également que le virus peut se transmettre par l’air, par les aliments, quelle en est la probabilité ?

Les auteurs de l’étude publiée récemment dans The New England Journal of Medecine, ont aussi prouvé que le virus du Covid-19 peut survivre suspendue dans l’air jusqu’à 3 heures. Tout ce que l’on peut dire est que la probabilité d’attraper le virus par les airs n’est pas nulle, d’où la pertinence du port du masque dans les lieux de rassemblement fermés.

Quelles sont les mesures préconisées pour se protéger de la transmission par les objets ?

Comme je l’ai déjà souligné, le lavage fréquent des mains et chaque fois qu’on touche un objet suspect, est une mesure qui réduit presque à néant la probabilité d’attraper le virus par un objet infecté. La désinfection régulière des lieux et objets à usage fréquent et/ou public, constitue aussi une autre mesure pour fermer la porte au virus de ce côté-là.

Pour revenir sur votre action dans le dispositif de riposte national, comment travaillez-vous avec les différents acteurs majeurs de cette crise, à savoir le Ministère de la Santé et de l’Action sociale et le COUS (Centre des Opérations d’Urgence sanitaire) ? Pouvez-vous nous entretenir des initiatives en cours et le rôle que jouent le MESRI (Ministère de l’Enseignement supérieur de la Recherche et de l’Innovation) et l’UVS plus spécifiquement ?

La pandémie liée au Covid-19 n’est certes pas heureuse mais elle est venue avec son lot d’inédits qui ne sont pas tous malheureux. Depuis le début de la pandémie au Sénégal, on voit naître des synergies dans le monde de la recherche. Cela a commencé avec un groupe de travail regroupant les bio-mathématiciens des universités sénégalaises, sous l’égide de la DGRI/MESRI (Direction générale de la recherche et de l’Innovation – NDLR) et sous l’impulsion du PIED/UVS. Ensuite, des groupes thématiques constitués autour d’autres disciplines sont mises en place par la DGRI/MESRI sous le chapeau de l’Observatoire des Sciences, Techniques et Innovation contre le Covid-19. La gestation de cet organe, inédit dans l’histoire de la recherche au Sénégal, a été possible grâce au concours de l’UVS qui a mis sa plateforme de télétravail à disposition.

Pour ce qui est du COUS, ils ont invité notre équipe (des modélisateurs) pour une présentation du modèle mathématique du Dr Ousmane Seydi qui a déjà été éprouvé à Wuhan, en Chine. Au-delà de l’aspect purement scientifique, le COUS est fortement soutenu par l’UVS dans la coordination nationale de ses activités, la formation des personnels de santé et la campagne de sensibilisation des populations. L’UVS a notamment joué un rôle très important dans la mise en place de l’initiative 100 mille étudiants contre le Covid-19. Cette initiative consiste à mobiliser et former les étudiants des institutions d’enseignement supérieur publics et privés du Sénégal pour qu’ils participent à la campagne d’information du ministère en charge de la santé à l’endroit des populations. L’UVS a notamment joué un rôle très important dans la mise en place de l’initiative 100 mille étudiants contre le Covid-19. Cette initiative consiste à mobiliser et former les étudiants des institutions d’enseignement supérieur publics et privés du Sénégal pour qu’ils participent à la campagne d’information du ministère en charge de la santé à l’endroit des populations.

Quel message lancez-vous à vos homologues mathématiciens et aux étudiants sur l’utilisation des mathématiques dans les questions sanitaires et économiques ?

“Il est impératif et urgent de promouvoir les mathématiques pour le développement”

Les mathématiques sont un outil puissant qui peut être mis au service du développement économique, social et culturel de notre pays. Par contre, cela requiert un véritable changement de paradigme. Faire des mathématiques théoriques est intéressant pour la gymnastique de l’esprit et l’établissement de résultats abstraits qui pourraient être utiles dans un avenir plus ou moins lointain ; mais en tant que citoyens d’un pays dont le taux de pauvreté dépasse les 40%, il est impératif et urgent de promouvoir les mathématiques pour le développement. Pour ce faire, nous, mathématiciens avons le devoir de lutter contre une certaine mythification qui fait des mathématiques une discipline pour les intelligences au-dessus de la moyenne. Après 25 ans d’expérience dans la recherche et l’enseignement des mathématiques, et ayant obtenu le grade de Professeur titulaire dans cette discipline, je suis d’avis que l’on n’a besoin que d’une intelligence moyenne et de l’amour de cette discipline pour être bon en mathématiques, et gravir tous les échelons. Je suis très sérieux, ce n’est pas de la provocation.

Votre dernier mot ?

Le fléau que nous vivons depuis 4 mois à l’échelle mondiale et 2 mois au Sénégal n’apporte pas qu’un lot de malheurs. Beaucoup parmi nos certitudes les plus solides sont entrain de vaciller. Nous sommes en plein dans le concert des inédits et des rarissimes : les rues de Paris et New-York désertes, les mosquées du Sénégal fermées, le prix du baril de pétrole négatif, la Nature soulagée de notre agression continue, les « grands pays » occidentaux qui « s’engueulent » pour des masques.

Ceci devrait nous faire réfléchir et être un prétexte pour que le Sénégal et l’Afrique s’inventent une nouvelle voie de développement au sens large. C’est la seule voie, de mon point de vue, pour rester libre et digne.

Cependant, le développement ne peut se réaliser que dans un mouvement d’ensemble où chaque acteur joue correctement sa partition. Particulièrement les jeunes que j’appelle à l’engagement citoyen, à s’investir dans la politique. Je veux dire dans l’acception la plus noble du terme : donner à la communauté sans rien attendre en retour.

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Entretien réalisé par Garmy SOW